Contes d’outre-jeu #2 – Twitch Plays Pokémon

Contes d’outre-jeu, c’est les récits parfois loufoques, parfois invraisemblables, mais toujours authentiques d’histoires vécues par les joueurs. Aujourd’hui, le jour où Twitch a été le meilleur dresseur.

Finir un jeu n’est jamais une tâche aisée. On peut se confronter à un mur de difficulté infranchissable pour le commun des mortels ou encore boss, lui bien immortel, malgré un quota de balles indécent dans le gosier. On peut aussi se lasser face à la redondance d’un gameplay ou d’une histoire. Il faut dire qu’aller sauver cette foutue princesse pour la énième fois, que ce soit dans un Zelda ou dans un Mario peut vite être énervant à la longue et la tentation de lâcher la manette au milieu de ce donjon de l’eau qu’on a vu 500 fois est vite arrivée. Oui, finir un jeu est une épreuve de chaque instant, tout en restant néanmoins possible avec un peu d’acharnement et de volonté. Mais finir un jeu avec plusieurs milliers de mains sur la même manette dans l’anarchie la plus totale, ça, ça peut relever de l’exploit.

C’est pourtant bien ce qui a été réalisé en 2014 par une expérience sociale un peu hors du commun intitulée Twitch Plays Pokémon.

Tout débute avec un stream déjà existant nommé Saltybet. Ce stream interactif lancé en 2013 permet à ses spectateurs de parier en direct sur un combat ordi vs ordi tournant sous MUGEN (un moteur de jeu de combat 2D crée en 1999 qui possède la particularité d’avoir un roster conséquent de plusieurs milliers de combattants issus de tous les horizons de la pop culture). L’interactivité des viewers sur le déroulement de la partie intrigue un développeur australien anonyme qui décide de s’en inspirer pour développer son propre système.

Un exemple de combat SaltyBet avec notamment « Baraka Obama » en combattant

Le script qu’il développe reconnaît alors les commandes basiques dictées par les spectateurs dans le chat (soit A, B, Select, Start, Haut, Gauche, Droite et Bas) et l’exécute simultanément sur un émulateur Game Boy Advance qui fait tourner la ROM d’un jeu.
Pour diffuser son expérience, le développeur jette son dévolu sur ce qui constitue encore avant son indépendance en 2014 la section gaming du site de streaming Justin.tv, à savoir Twitch.
Maintenant que le système est opérationnel, il faut choisir le jeu. Il ne faut pas qu’il soit trop rapide afin que la latence du système pour reconnaître les commandes ne soit pas frustrante pour les joueurs. Donc exit les Mario, Zelda et autre titres qui ne laisse pas la part à l’hésitation. Le genre du RPG (jeu de rôle) semble être un genre plutôt propice à cela surtout s’il est au tour par tour. Et parmi les RPG classiques figurant dans le catalogue de la console portable de Nintendo, il y a bien une franchise qui domine par son univers et ses créatures mythiques pour toute une génération. Le sujet de test est tout choisi, ça sera donc Pokémon Rouge, ou tout du moins une version modifiée. En effet, dans l’optique que les joueurs ait l’envie de compléter le Pokédex, cette version permet d’avoir à disposition les 151 bestioles présentes dans une seule et même cartouche (virtuelle). À vrai dire comme il l’a confié à The Verge, pour celui que l’on surnomme « The Streamer », que les joueurs arrivent au bout de la ligue sans coordination serait déjà un miracle.

Twitch Plays Pokémon, 2e jour

Twitch Plays Pokémon démarre officiellement le 12 février 2014. Une trentaine de joueurs se connectent le premier jour et commence l’aventure. Malgré le handicap ils obtiennent le premier badge et continuent leur avancée avant qu’un bug du système ne les coupe dans leur élan. Le lendemain, un thread sur le message board 4chan commence à populariser le jeu. Près de 4000 joueurs arriveront alors pour renforcer les rangs des dresseurs en herbe, amenant avec eux les premières difficultés de coordination. Ce chiffre ne fera qu’augmenter les jours suivants au fur et à mesure que le concept devient viral. Selon Twitch, c’est près de 1 165 140 joueurs qui sont intervenus tout au long de l’aventure.

Le succès est tel que le jeu, devant le nombre trop important de viewers, commence à accuser des latences de 20 secondes, ce qui handicape fortement l’expérience déjà (un poil) chaotique. Twitch doit en conséquence bouger la diffusion dans un espace normalement réservé aux grands évènements. Et ce n’est pas les seules difficultés que vont rencontrer les joueurs.

Start9

Les néophytes qui atterrissent pour la première fois sur le stream ont de grandes chances de tomber sur une scène pour le moins déconcertante : Red, le dresseur de Pokémon Rouge et le personnage qu’incarnent les joueurs, tournant en rond dans un coin de la carte, ouvrant son Pokédex en boucle, présentant des objets de son inventaire à de parfaits inconnus ou sauvegardant sa partie 3 fois d’affilés. Si contrôler Red avec 30 mains sur la manette pouvait s’avérer plus ou moins possible avec un peu de coordination et de bonne volonté, cela devient mission impossible avec plusieurs milliers de joueurs tous décidés à avoir leur mot à dire sur la manette. Il faut dire que le chat devient si rapide que le logiciel n’a pas le temps d’exécuter toutes les commandes et accuse encore des retards. Une situation déjà cauchemardesque qui se voit amplifier quand des trolls investissent le jeu afin de faire échouer les maigres tentatives cohérentes de progression.
Et l’on assiste vite à des scènes cruelles du héros sautant par dessus les fameux rebords du jeu qui bordent les routes du monde, obligeant les joueurs à refaire le chemin parcouru au prix de nombreuses heures de jeu.

The Ledge
F.

Et ce n’est pourtant pas le pire cas de figure que vont rencontrer les joueurs durant leur partie. Si perdre du temps sur un puzzle ou un labyrinthe peut être rageant, cela peut vite tourner en drame lorsque le chat décide «par mégarde» de relâcher des Pokémon. C’est ainsi que le starter du joueur, souvent la clef de voûte d’une équipe, un Reptincel de niveau 34 répondant au doux nom de «ABBBBBBK(» (très vite renommé Abby), est reparti vivre parmi ses congénères abandonnant son dresseur et ses milliers de joueurs à leur triste sort.
Lors d’un dimanche resté dans les annales, le Bloody Sunday, c’est pas moins de 12 Pokémon qui seront relâchés par un Red un peu trop taquin sur le PC du centre Pokémon alors que les joueurs voulaient simplement y déposer un membre de l’équipe. Cette situation devient encore plus cauchemardesque lorsque ce sont des Pokémon nécessaires à la progression du jeu comme Dux, un Canarticho qui était le seul Pokémon de l’équipe à connaître la capacité Coupe.

Pour contrer toutes ces difficultés qui rendent la possibilité de voir l’expérience s’éterniser dans une boucle temporelle sans fin, le développeur décide d’instaurer un nouveau système dans le jeu. Et celui-ci est politique.

Choose your side.

En plus des commandes classiques, les spectateurs pourront voter pour un système politique dans le tchat : l’anarchie ou la démocratie. Si l’anarchie correspond bien au chaos ambiant qui règne depuis le début de l’aventure (c’est-à-dire que chaque commande est exécutée), la démocratie quant à elle représente vite une lueur d’espoir pour ceux qui espèrent arriver au bout des chemins les plus complexes. Ce système permet à la commande la plus votée pendant 20 secondes d’être la prochaine à être exécutée. Il rajoute aussi la possibilité d’entrer des suites de commandes, par exemple Down2LeftA pour que le jeu exécute deux fois la commande bas, une fois la commande gauche puis finalement la touche A, très pratique par exemple pour sélectionner un objet spécifique sans le risque de perdre le fil.
C’est donc tout un metagame qui se joue entre les deux camps en coulisses de l’aventure de Red : ceux désirant conserver l’expérience originale de TPP et ceux voulant se coordonner pour finir le jeu. Les trolls et autres partisans de l’anarchie trouveront vite l’astuce de spammer la commande Start9 dans le chat. Une tactique qui en plus d’être particulièrement énervante (le jeu ouvrant par conséquent 9 fois d’affilés le menu start), cela permet aussi aux anarchistes de bloquer deux tours de vote et ainsi avoir la possibilité de rétablir le chaos.

ヽ༼ຈل͜ຈ༽ノ ANARCHY OR RIOT ヽ༼ຈل͜ຈ༽ノ

Une situation qui empire encore lorsque les joueurs décèlent vite l’intervention de bots dans l’équation, ceux-ci lancés délibérément afin de ralentir la progression du héros en réitérant sans cesse la commande « bas ».

Devant toutes ces difficultés, il fut logique de croire que c’était peine perdue. Pourtant contre toute attente, des accords furent trouvés entre les deux camps. Ainsi sur certains passages tortueux de l’aventure (comme le Parc Safari dont l’exploration est limitée à 500 pas), les deux partis finiront par s’entendre pour instaurer une phase de démocratie et de coordination afin de ne pas se retrouver bloqués indéfiniment. En coulisses, le reddit s’organise et diffuse, entre deux fournées de memes, des plans détaillés et la marche à suivre afin de guider les joueurs vers le salut. Ceux-ci progressent et parviennent à accumuler les badges malgré certains passages chaotiques.

Un exemple de stratégie mis en place par le reddit

Certains sites spécialisés suivent au jour le jour l’avancée de l’expérience et n’hésitent pas à relater dans un style de journal de bord les progrès de l’équipe, comme si l’on suivait un évènement dans le monde réel.
En France, c’est notamment le Journal du Geek sous la plume de Kocobe (Corentin Benoit Gonin) qui résume au jour le jour les péripéties des dresseurs « twitchiens ».

Le 28 février soit 15 jours après le début de l’aventure, la ligue Pokémon est en vue. Ultime étape du voyage du joueur dans le jeu, le dresseur doit dorénavant affronter les 4 champions de la ligue avant de pouvoir retrouver son rival et devenir après cet ultime combat, Maître Pokémon. Cette dernière épreuve style « boss rush » semble à ce moment-là mission impossible pour Twitch Plays Pokémon. Les membres de la ligue possèdent des Pokémon supérieurs au niveau 50 et aux types plutôt coriaces qui ne pardonnent pas le mauvais choix stratégique. Olga (Glace), Aldo (Combat), Agatha (Spectre) et Peter avec ses Dragons. De plus il n’est pas possible de se soigner au centre Pokémon, seulement avec les objets (ce qui vous l’aurez compris, peut relever de l’exploit en mode anarchie) et une défaite signifie automatiquement un retour à la case départ.
Mais au prix de nombreux efforts, des heures d’entrainement plus ou moins voulues et de multiples défaites, Twitch l’a fait.

Près de 90 000 joueurs sont alors connectés et laissent éclater leur joie (qui peut encore être visible sur certains enregistrements Youtube ou sur le liveblog du subreddit).
Twitch Plays Pokémon aura attiré au total plus de 36 millions de visites durant les 16 jours nécessaires pour compléter le titre. Le stream obtient au passage un record dans le Guinness Book pour « The most participants on a single-player online videogame ».

 

Praise Helix

Bloody Sunday & Faux prophète, peinture sur toile.

Si l’exploit de cette revisite du paradoxe du singe savant est intéressant, c’est surtout l’imaginaire développé par les joueurs autour de cette expérience qui impressionne. En plus de la lutte intestine entre le chaos et l’ordre, c’est une véritable mythologie qui s’est construite peu à peu durant la dizaine de jours qu’a duré l’aventure, démontrant encore une fois la capacité des communautés Internet à se construire une culture propre en un temps record.
Contre toute attente les joueurs ont alors édifié une véritable mythologie autour de leur odyssée collective. Twitch Plays Pokémon, c’est surtout devenu au fil des éditions, un lore complexe avec son panthéon, ses figures, ses drames qui se jouent de manière fascinante au milieu de ces milliers de commandes. Certains joueurs commencent alors à rédiger l’historiographie de leurs exploits dans de nombreuses fiches wiki ou sur reddit, tandis que d’autres confectionnent des memes et des fans-art en un temps record.

Le Helix Fossil est un objet que l’on ramasse assez tôt dans l’aventure. Cet item est en réalité un fossile de Pokémon qui permet une fois confié à des scientifiques de Cramois’ile d’obtenir un Pokémon préhistorique, en l’occurrence avec celui-ci le Pokémon Amonita.
Mais dans Twitch Plays Pokémon cet objet va prendre une tout autre dimension. Par les hasards des commandes, Red s’amuse à le sortir de son inventaire à tout bout de champ. Quelques joueurs s’amusent alors d’imaginer le héros demander conseil à ce fossile, comme d’un fidèle à son dieu. Il n’en faut pas plus pour voir naître la religion du Helix. Une adoration qui sera décuplée quand les joueurs parviendront réellement à « ressusciter » le dieu lors de leur passage à Cramois’ile.

Helix devient le dieu des joueurs, des ༼ つ ◕_◕ ༽つPRAISE HELIX༼ つ ◕_◕ ༽つ apparaissent entre les milliers de commandes qui défilent chaque minute sur le chat et il devient vite le symbole de tout ce joyeux bordel. Représentant l’anarchie il sera vite mis en confrontation avec le Dome Fossil, l’autre Pokémon préhistorique du jeu, symbole de la Démocratie TwitchPokémonienne.

Chaque nouveau Pokémon de l’équipe obtient vite une histoire et un nom à sa gloire souvent inspiré par le caractère aléatoire du surnom donné par les joueurs au travers des commandes erratiques du tchat. On y trouve notamment le Roucool «aaabaaajss» dit Bird Jesus, le Locklass «AIIIIIIRRR» a.k.a Air Jordan, ou encore le Faux Prophète, un Pyroli, travaillant en secret pour l’antagoniste, le Dome Fossil.

Même le concept de Twitch Plays Pokémon est romancé afin de justifier les comportements irrationnels de Red. Les joueurs forment alors l’Hivemind (l’esprit de la ruche), cette intelligence collective qui agit sur le héros et qui influe sur ses décisions. Cette explication évoluera encore pour devenir The Voices. Dans cette version, Red serait empreint à une schizophrénie qui lui ferait entendre de multiple voix intérieure (les commandes des joueurs) qui l’obligerait à agir de manière aussi erratique. Certains prêtent même ces voix aux divinités comme Helix ou le Faux Prophète. Et la seule manière de se libérer de ces voix sera d’arriver au bout de sa quête.

The Voices ou le spam des joueurs illustré

 

L’après Twitch Plays Pokémon

À peine remis de leurs émotions, les joueurs continueront leur périple dès le lendemain avec une autre aventure cette fois sur Pokémon Crystal. Le succès sera aussi au rendez-vous pour les débuts de cette édition (autour de 89 000 spectateurs dans les premières heures) avant de lentement décliner, dû à la fatigue et une certaine lassitude d’avoir enchaîné les deux versions. Le jeu sera tout de même complété en 13 jours après un combat dantesque contre l’équipe de Red de la première génération, grâce à un modification de la Rom.

Un an après leur exploit, Twitch Plays Pokémon est allé encore plus loin puisqu’ils ont réussi en 39 jours à réitérer l’exploit de finir le jeu mais aussi à compléter le Pokédex après la capture du Mewtwo, chose qui semblait impossible de la bouche même du créateur. Précisons tout de même que cela fût rendu possible grâce à une version modifiée qui permis d’avoir accès aux Pokémon de la version bleue dans les hautes herbes (puisque les échanges entre les deux versions sont impossibles), la possibilité d’acheter des Master Ball et le fait de pouvoir réitérer une rencontre avec les légendaires si ceux-ci sont mis K.O par un excès de zèle du chat.

Encore aujourd’hui Twitch plays Pokémon continue d’être diffusé quasi quotidiennement et l’écriture de son histoire se perpétue au fil des éditions.
En plus des versions officielles (comme la dernière génération Pokémon Épée/Bouclier, la chaîne s’attaque désormais à des romhack, des versions modifiées par des fans avec de nouveaux Pokémon et une histoire différente.

Twitch Plays Pokémon, le 25 février 2020

Face au succès de Twitch Plays Pokémon, il était logique que des copies suivent, et le concept s’est depuis exporté vers d’autres jeux : Dark Souls, Smash Bros, Halo ou Tetris ont depuis eu les joies de voir des milliers de joueurs s’essayer à l’anarchie pour venir à bout de ces titres. La palme (ou la nageoire) revient tout de même à Fish Plays Pokémon, un stream datant d’août 2014 où les spectateurs ont pu assister aux aventures de Grayson, un poisson rouge qui activait les commandes en naviguant dans son bocal.

Si ce phénomène que fut Twitch Plays Pokémon peut sembler aujourd’hui anecdotique pour certains, il est légitime de se demander si l’expérience n’est peut-être pas étranger à l’émergence de ce que certains appellent aujourd’hui le crowdplay. Certains jeux comme Clustertruck, le Batman de Telltale ou encore récemment le metroidvania bordelais Dead Cells ont inclus une intégration Twitch permettant aux viewers d’intervenir sur le déroulement de la partie en proposant de faire des choix, de choisir quand utiliser tel objet ou d’agir sur le flux d’ennemis que va rencontrer le streamer.
Ainsi que ce soit en vénérant un Pokémon fossile, un poisson joueur ou en interagissant peut être à l’avenir avec la majorité des streams qui pullulent sur la plateforme Twitch, l’aventure collective a surement encore de beaux jours devant elle.

MisterMV – LE CHAT DÉCIDE ! | Dead Cells #01

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